« Mais, me direz-vous, après le Jannu, que restera-t-il pour apaiser l’appétit de conquête des alpinistes ? Sans doute, d’autres iront-ils affronter des pics peut-être moins hauts, mais plus redoutables encore. Lorsque le dernier aura succombé, comme hier sur les Alpes et aujourd’hui sur les Andes, il restera à conquérir les faces et les arêtes. Non, au siècle de l’aviation, le terrain de jeu des meilleurs grimpeurs n’est pas prêt de trouver ses limites. Pour moi, il faudra descendre les degrés de l’échelle. Mes forces et mon courage ne cesseront de diminuer. Très vite, les Alpes redeviendront les pics terribles de ma jeunesse. Si vraiment aucune pierre, aucun sérac, aucune crevasse ne m’attend quelque part dans le monde pour arrêter ma course, un jour viendra où, vieux et las, je saurai trouver la paix parmi les animaux et les fleurs. Le cercle sera fermé, enfin je serai le simple pâtre qu’enfant je rêvais de devenir… Grenoble, juillet 1961 »

Ainsi se terminent les Conquérants de l'Inutile, le livre autobiographique écrit par Lionel Terray, et terminé, comme on le voit, à Grenoble, la ville où il est né en 1921. Ce livre était tellement bien écrit que beaucoup doutèrent qu'il en fut l'auteur, et qu'il avait plutôt été écrit par un «nègre» de chez Gallimard. Et pourtant, David Roberts, l'auteur de «Annapurna, une affaire de cordée» en fouinant dans la maison de la famille Terray à Grenoble, finit par mettre la main sur le manuscrit des «Conquérants» écrit de la main de Terray, lavant ainsi l’alpiniste de cet affront.

Il faut dire qu’il est diablement bien écrit ce bouquin ! Il y a déjà ce titre… magnifique coup de génie qui sera repris à toutes les sauces dans les chroniques alpines du monde entier. «Les conquérants de l’inutile»… tout est dit… Le reste du livre n’a rien à envier à son titre. On y retrouve sa jeunesse à Grenoble, sa rencontre avec Gaston Rébuffat, le Marseillais né en 1921 comme lui, à Jeunesse et Montagne en 1940, ses qualités tout d'abord de champion de ski, puis la montagne à Chamonix, où il part habiter, où il a une ferme où d'ailleurs Gaston Rébuffat travailla un temps. sa participation à la guerre des Alpes dans la Compagnie Stéphane, en 1944 Puis sa rencontre avec Louis Lachenal, lui aussi, comme Gaston, du même âge que lui. La cordée mythique qu'il a formé avec Lachenal dans le massif du Mont-Blanc et dans les Dolomites de 1945 à 1950, enchaînant les premières ou les records de vitesse, notamment lors de cette fameuse seconde de la face nord de l'Eiger.

Puis, inévitablement, l'Annapurna, ce premier 8000 en 1950. Un exploit que la France voulait accomplir, pour des raisons avant tout politiques, pour vanger, face aux Anglais, l'affront de la collaboration. L'organisation en est donnée à Lucien Devies, le président du Club Alpin. Politiquement, le chef de l'expédition doit être un chef de guerre, et bien sûr également un alpinisme chevronné. Le Parisien Maurice Herzog correspond parfaitement, lui qui a fit partie des Francs Tireurs dans le maquis chamoniard, avec grade de capitaine. Terray le connait d'ailleurs. Herzog a été un de ses compagnons de cordée dans le massif du Mont-Blanc, et c'est par Herzog qu'il a connu la Compagnie Stéphane. Herzog fait fatalement appel aux trois meilleurs guides de Chamonix : Terray, Rébuffat et Lachenal. La cordée Couzy-Schatz, de très bon rochassiers alpins complète les grimpeurs. Enfin le médecin Oudot et Marcel Ichac, cinéaste de montagne aguérri, chargé d'immortaliser l'expédition, complètent l'équipe. Mais dans le bureau du Club Alpin où Devies et Herzog leur font signer leurs contrats, ils doivent signer une clause qu'ils ne peuvent pas refuser : ils n'auront pas le droit d'écrire quoi que ce soit ni faire de conférences sur l'expédition. Herzog en aura l'exclusivité, et la description qu'il en donne, se taillant la part du lion, a par la suite été très contestée. L'expédition tourne au désastre. Retardés par le temps qui leur fallut pour trouver un itinéraire d'accès, la mousson approche. Herzog et Lachenal partent à deux du camp 6 pour installer le camp 7, une toute petite tente, à plus de 7000 mètres, et ils doivent y attendre Terray et Rébuffat qui les suivent d'un jour, pour décider qui formera la cordée d'assaut (celle qui attaque le sommet en premier). Mais Herzog est impatient et ne veut pas attendre. Il décide d'aller au sommet sans attendre Terray et Rébuffat. Lachenal, en guide professionnel, ne se sent pas le droit de le laisser partir seul. De l'attaque du sommet, on connaît peu de choses. Lachenal prend deux photos d'Herzog, brandissant tour à tour un petit drapeau français attaché à son piolet, puis un fanion de Kléber-Colombes, son sponsor. Herzog, lui, prend une photo floue de Lachenal, visiblement de mauvais poil, et renfrogné dans son coin. Lachenal dira que son métier est d'être guide et pas de perdre la vie ou ses membres gelés pour la gloire d'un homme. Les photos ne sont visiblement pas prises au sommet, et au sommet, ils n'ont laissés aucune trace de leur passage. Au moment de redescendre, Herzog enlève ses gants pour consulter une carte. Il les perd. Ils sont emportés par la pente. Il a des chaussettes dans son sac, mais ne pense pas à les mettre. Ils redescendent dans des conditions épouvantables jusqu'au camp 7, où Terray et Rébuffat sont arrivés. Ceux-ci passeront la nuit à les masser pour les réchauffer. Ensuite, ils redescendent. Ils savent que Couzy et Schatz les attendent au camp 4. Mais dans les bourrasques de vent et de neige, ils s'égarent. Ils passent la nuit dans une crevasse pour y être abrités. Au matin, le temps est clair, et ils retrouvent Couzy et Schatz partis à leur recherche. Lachenal a les orteils gelés. Herzog, non seulement les orteils, mais aussi les doigts, à cause des gants perdus. Ils mettront des semaines pour atteindre la civilisation. Lachenal sera amputé des orteils. Son métier de guide est terminé. Herzog est amputé des orteils mais aussi de plusieurs doigts. Mais lui, la montagne n'est pas son métier. La presse ne reconnaitra que son mérite personnel. Surtout Paris Match. Il écrit «Annapurna, premier 8000», qui sera un best-seller. Il donnera de nombreuses conférences et connaitra la consécration en devenant ministre de de Gaulle. Lachenal écrira dès 1951, sa propre version dans Les Carnets du Vertige, mais les éditeurs le refuseront. Il s'adonne à la vitesse. En voiture et à ski. Et à peine 5 ans plus tard, en descendant du Mont-Blanc à ski, il tombe dans une crevasse et y fait une chute de 28 mètres. La chute est mortelle. Gérard Herzog, le frère de Maurice, se précipite chez l'épouse de Lachenal, pour emporter Les Carnets du Vertige, qu'il amende copieusement. Les Herzog achètent le silence de son épouse Adèle et de ses deux enfants Jean-Claude et Christian, en veillant à l'éducation de ceux-ci. La version de Herzog de l'expédition sera néanmoins très fortement contestée, par l'enquête du journaliste David Roberts, cité plus haut, par Yves Ballu, le biographe de Gaston Rébuffat (Gaston Rébuffat qui détestait Herzog) et par les Carnets de Vertige eux-mêmes qui paraîtront finalement, dans leur version non-expurgée, chez Michel Guérin, en 1996. La propre fille de Maurice Herzog, Félicité, donnera elle, un portrait peu brillant de son père dans son livre « Un Héros », publié chez Grasset en 2012.

Après l'Annapurna, Rébuffat restera principalement dans les Alpes, où il reprendra son métier de guide, et surtout perfectionnera les techniques d'alpinisme, jouant un rôle important dans l'amélioration des techniques d'escalade artificielle.

Lionel Terray lui, aura envie d'une vie aventureuse, et deviendra le plus célèbre alpiniste de très haute montagne, dans l'Himalaya, dans les Andes et en Alaska, avec notamment le Fitz-Roy et le Chacraraju dans les Andes, le Makalu et le Jannu dans l'Himalaya, et le Mont Huntington en Alaska.

Et finalement, tristement, c'est dans le Vercors, à deux pas de chez lui, qu'il perdra la vie en 1965, à 44 ans en compagnie du jeune guide Marc Martinetti, qui l'avait accompagné au Mont Huntington, l'année précédente. Ils avaient choisi de faire l'escalade de la Fissure en Arc de Cercle du Gerbier. Une escalade difficile, certes, mais qui était très largement à leur portée. On sait qu'ils avaient franchi les parties les plus difficiles, faisant appel à de l'escalade artificielle, car des témoins les ont aperçu en fin d'après-midi aux deux-tiers de la montée, au delà des difficultés. On retrouvera leurs corps de nuit au pied de la falaise. On pense qu'ils approchaient du sommet, mais on ne connaîtra jamais la raison de leur chute. Sans doute une pierre a-t-elle arrêté sa course, comme il le craignait en terminant l'écriture des Conquérants de l'Inutile.

Tout ceci est raconté dans le film ci-dessous, que j'ai monté à partir de plusieurs documents d'archives :

 

Les Étoiles de Midi est une sorte de documentaire-fiction, filmé en 1958 par Lionel Terray lui-même, et par Marcel Ichac, celui-là même qui fut le cinéaste de l'Annapurna. Terray en est le personnage central Il comporte des scènes d'ascensions de Terray avec divers compagnons (et bien sûr, avec Marcel Ichac jamais très loin) et des scènes de pure fiction comme celes qui s'inspirent de ses mois de guerre des Alpes passés dans la Compagnie Stéphane, en 1944.

 

Soirée de présentation de la réédition des Conquérants de l'Inutile, par les éditions Paulsen Michel-Guérin, en 2017 à Chamonix