Le vrai ou faux: les réfugiés ukrainiens sont-ils mieux accueillis que d’autres?

En plus d’une exemption de procédure, les réfugiés venant d’Ukraine bénéficient d’un effort d’accueil en décalage par rapport aux standards européens.

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Des réfugiés ukrainiens embarquent à bord de bus au poste frontière de Medika en Pologne. - Maxppp

 

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Par Lorraine Kihl
Journaliste au service Enquêtes

Publié le 8/03/2022

Article dans Le Soir

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Depuis des semaines, la Belgique laisse chaque jour une partie des demandeurs d’asile sur le carreau, sans prise en charge, renvoyant les déçus vers les réseaux d’accueil de sans-abrisme, voire les squats et la rue. L’Etat est en faute, il a été condamné pour cela. Mais le secrétaire d’Etat et son administration n’ont cessé d’assurer faire leur possible pour aménager de nouvelles places, ne pouvant cependant couvrir les besoins. Avec le déclenchement de la guerre en Ukraine et le mouvement de solidarité face aux déjà deux millions de réfugiés boutés hors du pays, 24.000 places d’accueil ont été mises à disposition en quelques jours par les communes et les particuliers pour accueillir les réfugiés en Belgique. Le système est encore boiteux, mais la mobilisation est là. Les élus tonnent au Parlement et sur les réseaux sociaux : il n’est pas question de laisser un Ukrainien sans toit. Et Theo Francken (N-VA) de surenchérir : un toit ne suffit pas, il faut penser à l’accompagnement psychologique des personnes traumatisées par la guerre. Voilà des années pourtant que les associations alertent sur l’indigence de la prise en charge psychologique des réfugiés, sans trouver d’écho.

L’Union européenne est-elle en train de formaliser un double standard pour les réfugiés, avec des Ukrainiens bénéficiant d’un statut automatique et des Erythréens, Syriens, Afghans soumis à une procédure d’asile longue et souvent douloureuse ? Oui. Y a-t-il lieu de s’en offusquer ? Tout dépend de ce dont on parle.

 

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L’activation de la protection temporaire qui octroie automatiquement une série de droits aux ressortissants ukrainiens ayant quitté le pays depuis le début du conflit a été unanimement saluée, tout comme l’élan de solidarité qui l’accompagne dans les pays européens. La question qui se pose depuis est plutôt de savoir pourquoi elle n’avait jamais été appliquée jusqu’à maintenant ? Qu’il s’agisse des déplacements de populations provoqués par les printemps arabes (en Tunisie, en Libye) ou la guerre en Syrie, les occasions n’ont pas manqué depuis sa création en 2001.

Meltem Ineli Ciger a passé près de sept ans de sa vie à étudier la question. Pour sa thèse, à l’université de Bristol, puis à l’occasion de diverses publications jusqu’en 2018. De quoi construire une solide analyse expliquant pourquoi la directive est de facto inapplicable : maladresse dans la définition des termes et conditions, mécanisme d’activation trop complexe, défaut de solidarité structurel… Il n’aura fallu que quelques jours pour envoyer son travail à la poubelle (ou pas loin). « Comme j’ai pu avoir tort », relève non sans humour et amertume la juriste turque dans une note de blog du réseau Odysseus, spécialisé dans le droit européen de la migration. « Les événements de ces deux dernières semaines montrent une chose : les raisons que j’avais identifiées au fil des ans se réduisent à une réflexion : la directive protection temporaire n’a pas été implémentée avant 2022 parce que la Commission et le Conseil n’avaient simplement pas la volonté politique de le faire. »

 

Un flux massif et inédit

La chercheuse, aujourd’hui professeur assistante à l’université Suleyman Demirel, en Turquie, a donc revu sa copie, dressant des constats que rejoignent les différents experts contactés.

D’abord, le caractère massif et inédit des flux de réfugiés ukrainiens. Même si les grands mouvements d’asile de 2015-2016 ont amené plus de 2 millions de personnes dans l’Union européenne, les flux se sont répartis sur deux ans. Et les Syriens, qui auraient pu prétendre à une protection automatique, ne représentaient qu’un gros quart des demandeurs. Une pression jugée absorbable par le système classique d’asile. Ici, deux millions de personnes ont traversé les frontières en 12 jours. Impossible de mener des évaluations individuelles détaillées sans provoquer des engorgements dramatiques, que ce soit à la frontière ou dans les pays d’arrivée où le système d’asile est parfois déjà en état de saturation (comme en Belgique). Surtout qu’il n’y a pas de débat quant à savoir si les personnes déplacées ont besoin de protection.

L’autre facteur, c’est la crainte de l’appel d’air, qui a jusque-là systématiquement retenu les Etats membres. « L’enjeu, c’est l’hinterland », souligne Jean-Louis De Brouwer (Institut Egmont), qui a participé à la création de la directive. « Quand il y a la crise en Syrie ou en Afghanistan, les réfugiés vont traverser de vastes territoires qui peuvent être des pays de premier accueil. La réaction systématique et immédiate de l’Union européenne, c’est de dire : on va aider les pays limitrophes. La crainte étant qu’en activant un statut perçu comme potentiellement trop généreux tout le monde veuille venir en Europe. » Une forme de solidarité a minima qui s’accompagne d’un travail de sécurisation de la frontière via des accords avec des pays tiers d’accueil ou de transit (comme la Turquie, le Niger ou la Libye), des entraves (barbelés, murs), voire des opérations de refoulement illégales. « Ici, il n’est pas question d’appel d’air : quand les réfugiés franchissent la frontière, ils sont sur le territoire européen. »

 

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Une empathie sélective

Enfin, les Ukrainiens sont européens (eux). Les médias n’ont pas tardé à rapporter les dérapages d’hommes politiques ou journalistes qualifiant cette population réfugiée d’inhabituelle car « éduquée » et issue de régions « civilisées », signes d’une empathie sélective reposant parfois sur des biais douteux. Sans parler des discriminations des étudiants étrangers, notamment nigérians, bloqués à la frontière polonaise.

Une des rares modifications apportée par les Etats membres à la proposition de la Commission pour activer la directive a été d’exclure du mécanisme les ressortissants de pays tiers sans résidence permanente (les étudiants et les demandeurs d’asile par exemple). Et parce que les Ukrainiens sont européens, les Etats membres ont totalement renversé les paradigmes cadrant normalement les questions d’asile : les réfugiés sont ici invités à s’installer dans le pays de leur choix. La solidarité européenne se construira à partir de cette répartition spontanée et non en vertu de règles définissant des pays (frontaliers) responsables. Si cette approche résulte d’un certain pragmatisme (les Ukrainiens n’ont pas d’obligation de visa et peuvent se déplacer librement pendant 90 jours), elle est encouragée et présentée très positivement par la Commission. A 180 degrés des discours portés ces dernières années concernant les demandeurs d’asile, bloqués par le carcan d’une procédure Dublin (*) que tout le monde reconnaît pourtant comme inefficace et coûteuse.

A vrai dire, l’enjeu du double standard devrait peser surtout dans les mois qui viennent, à supposer que le conflit en Ukraine se poursuive. La protection temporaire et le statut de réfugié ouvrent des droits assez similaires (séjour, accès au marché du travail, aux droits sociaux…). Il s’agira donc de voir si les dispositifs déployer pour aider et accueillir les Ukrainiens – pour l’accès au logement, au travail, à l’apprentissage de la langue – sans laisser sur la touche les autres réfugiés, voire les populations européennes précarisées

 

(*) Le règlement Dublin prévoit que le premier pays d’entrée est responsable de la demande d’asile, figeant les requérants dans quelques pays frontaliers.