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Keith Houston nous décrit un voyage historique fascinant au travers des méthodes que l'Homme a utilisées pour compter. Depuis ce péroné de babouin retrouvé dans une grotte du sud de l'Afrique, datant de 42000 ans, et entaillé de 29 encoches servant à compter jusqu'aux premiers tableurs informatiques (de type Excel) qui ont propulsé les ventes des premiers ordinateurs individuels, en passant par le système en base 60 des peuples mésopotamiens, celui en base 19 des Mélanésiens, l'invention des logarithmes par John Napier au XVe siècle, pour faciliter les calculs trigonométriques complexes des astronomes, les bouliers-compteurs des Chinois et des Japonais, la règle à calcul des ingénieurs du XXe siècle, dont les prémices datent de Newton, la très précise calculatrice mécanique de poche Curta, imaginée par Curt Herzstark quand il était en camp de concentration, puis les premières calculatrices électroniques de Texas Instrument et de Hewlett-Packard.

Aujourd'hui, on parle beaucoup de la révolution digitale. Mais le calcul digital a commencé il y a des milliers d'années, car aussi loin que les archéologues puissent remonter, l'Homme a toujours compté sur ses doigts.

Le journal Nature du 21 août 2023 nous résume ce livre de Keith Houston, qui vient de paraître :

De ponts meilleurs à voitures plus efficaces : comment les calculatrices de poche ont changé le monde

Désormais oubliés dans de nombreux tiroirs, les prédécesseurs DE poche de l'ordinateur moderne ont annoncé une ère de calcul sans effort – une innovation en gestation depuis 42 000 ans.

par Jeffrey M. Perkel

Quand j'étais enfant, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, je me souviens que certains de mes camarades de classe arrivaient à l'école avec des montres numériques dotées d'une calculatrice intégrée. Avec leurs boutons microscopiques et leurs minuscules écrans à cristaux liquides, ces appareils étaient le summum du cool : en plus de faire des calculs au poignet, les enfants pouvaient aussi jouer à Space Invaders. Ces montres représentaient une avancée par rapport aux boîtes ternes et utilitaires que l'on pouvait alors repérer partout sur les bureaux, des maisons aux écoles.

calculator watch

Il s’avère que les calculatrices de poche sont le point culminant de milliers d’années d’histoire humaine et d’innovation, comme le décrit le développeur de logiciels Keith Houston dans son livre Empire of the Sum . En accompagnant les lecteurs, depuis une aide au comptage vieille de 42 000 ans jusqu'aux feuilles de calcul numériques, le livre propose un parcours aéré de l'histoire des mathématiques à travers le développement des systèmes numériques, des règles à calcul, des calculatrices mécaniques et des puces électroniques.

Le livre est rempli de noms bien connus, dont l'inventeur Thomas Edison, qui a perfectionné l'ampoule électrique et jeté les bases des tubes à vide ; le physicien Isaac Newton, qui, en plus du calcul, a développé le « curseur » mobile de la règle à calcul ; Blaise Pascal, le philosophe et mathématicien français qui a inventé une calculatrice mécanique appelée Pascaline ; et Katherine Johnson, un « ordinateur » de la NASA qui calculait les orbites et les trajectoires d'atterrissage et qui, entre autres missions, a joué un rôle déterminant dans l'envoi de l'astronaute américain John Glenn dans l'espace dans les années 1960. En expliquant leurs contributions, Empire of the Sum regorge de détails historiques.

Je me souviens avoir appris à l'école primaire que la raison pour laquelle les humains utilisent un système en base 10 est parce que nous avons 10 doigts. Mais toutes les sociétés ne comptent pas ainsi. Il y a des millénaires, les Sumériens utilisaient la base 60, probablement en combinant les 12 articulations des doigts de la main gauche (le pouce était utilisé pour pointer) avec les cinq doigts de la main droite. Cette méthode de comptage trouve encore aujourd’hui un écho, note Houston : « Ce n’est pas une coïncidence si une horloge a douze heures, une heure soixante minutes et une minute soixante secondes. » Au tournant du XXe siècle, les peuples indigènes mélanésiens des îles du détroit de Torres, entre l'Australie et la Papouasie-Nouvelle-Guinée, utilisaient un système de base 19 : 5 doigts de chaque main, plus les poignets, les coudes, les épaules, les mamelons et le sternum.

Houston nous emmène des bouliers à perles de l'ancienne Babylone, de la Grèce et de la Chine aux règles à calcul, qui exploitent le principe selon lequel les nombres peuvent être multipliés en ajoutant leurs équivalents logarithmiques (par exemple, 4 × 8 = 2223 = 25 = 32). Les deux instuments avaient une durée de vie enviable. Inventés au premier millénaire AVANT NOTRE ÈRE , les bouliers étaient encore utilisés dans les écoles japonaises dans les années 1970. Et les règles à calcul, inventées au XVIIe siècle, étaient encore disponibles dans les années 1980 (note 1).

    

Chinese abacus

Un comptable chinois utilisant un boulier en 1925.
Crédit : Alamy

    

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Règle à calcul ~1970

Les règles à calcul ont aidé les ingénieurs à construire des avions de combat et sont allées sur la Lune à bord d'Apollo 11 . Elles étaient utilisées pour concevoir des ponts et pour estimer le poids du bétail à partir de leur longueur et de leur circonférence. Mais comme elles étaient aussi précises que la vue de l'utilisateur et incitaient les gens à réduire tous les problèmes aux opérations les plus élémentaires, elles comportaient également un certain degré d'incertitude. En conséquence, écrit Houston, « les ponts ont été construits plus solides et plus coûteux qu’ils n’auraient dû l’être. Les avions étaient plus lourds et plus lents. Les voitures brûlaient plus d’essence. Des océans de nuances et de complexité ont été effacés.»

Sont également abordés les calculatrices mécaniques – le mariage de l'horlogerie et des mathématiques – et les « ordinateurs » humains, dont beaucoup étaient des femmes, qui les utilisaient. Le Projet des Tables Mathématiques, par exemple, dirigé dans les années 1930 et 1940 par la mathématicienne Gertrude Blanch, a vu des centaines d'employés créer table après table de valeurs mathématiques, dans le cadre d'un programme de création d'emplois du gouvernement américain pendant la Grande Dépression. L'ingénieur autrichien Curt Herzstark, né d'un père juif, a été envoyé au camp de concentration de Buchenwald pendant la Seconde Guerre mondiale et contraint de construire des composants pour le programme allemand de fusées V2. Là-bas, il a imaginé une calculatrice mécanique élégante et portable qu'il a pu créer peu après la fin de la guerre : la Curta Type I, semblable à un moulin à poivre, que l'auteur américain William Gibson a qualifiée de « grenade mathématique »(note 2).

Curta

La seconde moitié du livre couvre le développement rapide de calculatrices électroniques, construites d'abord à partir de tubes à vide et de relais, puis de transistors et de micropuces. Texas Instruments, le japonais Casio et d'autres géants de l'électronique se disputaient la domination dans un paysage en évolution rapide de développement technologique et de pollinisation croisée des entreprises. Par ailleurs, nous apprenons que bon nombre des algorithmes qui sous-tendent la Hewlett-Packard HP-35, la première calculatrice scientifique de poche au monde à succès, lancée en 1972, ont été créés à l'origine pour piloter les systèmes de navigation des bombardiers de l'ère de la guerre froide.

Les calculatrices electroniques de poche

En 1972, les premières calculatrices électroniques de poche arrivent sur le marché. Parmi ces précurseurs, de gauche à droite : la HP-35 de Hewlett-Packard, la TI-2500 de Texas-Instruments, et la Japonaise Casio Mini. La HP-35 est déjà une révolution. Elle est dotée de plusieurs fonctions autres que les opérations de base, telles que puissances, racines, logarithmes et fonctions trigonométriques. Et surtout, comme le montre la présence de la touche "ENTER", elle utilise déjà la méthode de calcul dite "polonaise inversée" : au lieu d'effectuer l'opération (3 +5)x2, on opère en entrant 3, ENTER, 5+,2x. Ce mode ne nécessite donc pas de placement de parenthèses et, pour un utilisateur entraîné, il permet de calculer beaucoup plus vite et de minimiser les erreurs.
Les calculatrices de poche programmables apparaissent progressivement au cours des années 70. De gauche à droite : la SR-52 de Texas Instrument, sortie en 1975, avec une piste pour cartes magnétiques, les touches à doubles fonctions, et, par opposition à la polonaise inverse de HP, les deux touches de parenthèses gauche et droite ; la HP-65 de Hewlett-Packard, sortie dès 1974, avec sa touche de programmation, des touches à triples fonctions, l'apparition de touches servant à la programmation, telles que GTO, DSP, CLX ... ; et l'extraordinaire HP-41C de Hewlett-Packard, sortie en 1979 (note 3), utilisant les cristaux liquides pour l'affichage, permettant une très nette économie d'énergie, un nombre de fonctions et des options de programmation largement étendues. La HP-41C, et sa soeur la HP-41CV, possédant une taille mémoire 4x plus grande, ont également 4 connecteurs, pour y adjoindre des modules externes tels qu'imprimante ou mémoires additionnelles.


Empire of the Sum ne se termine pas avec une calculatrice physique mais avec VisiCalc de l'éditeur de logiciels américain VisiCorp, le premier tableur informatique, si puissant qu'il a incité les gens à acheter des ordinateurs personnels juste pour l'utiliser. Avant le lancement du programme en 1979, le tableur était un objet physique : une longue feuille de papier sur laquelle les comptables pouvaient suivre les débits et les crédits. Le concepteur de VisiCalc, Dan Bricklin, alors étudiant à l'Université Harvard de Cambridge, dans le Massachusetts, a transformé cela en une interface informatique permettant aux utilisateurs de saisir des nombres, d'effectuer des calculs et de propager ces modifications de cellule en cellule. Ce faisant, il a contribué à rendre les ordinateurs indispensables – et les calculatrices de poche largement redondantes.

Visicalc sur AppleII

VisiCalc sur l'écran d'un Apple II

Entre la saturation du marché et la croissance de l'industrie informatique, dans les années 1980, l'attention des consommateurs se détournait de plus en plus des calculatrices pour se tourner vers les ordinateurs de bureau et finalement les ordinateurs portables. Pourtant, la calculatrice de poche perdure, dans les salles de classe, dans les tiroirs de la cuisine et sous forme d’applications sur les smartphones. "La calculatrice est morte, vive la calculatrice", conclut Houston. Comme le documente Empire of the Sum , elle a eu un règne d’enfer.

 

Keith Houston


Keith Houston

Empire of the Sum
The Rise and Reign of the Pocket Calculator

Éditions W.W. Norton & Co

Août 2023

 


Notes

  1. Mon frère qui a fait des études d'ingénieur civil dans les années 60, ne se séparait jamais de sa règle à calcul, et calculait tout avec elle. J'en ai hérité quand je suis entré moi-même à l'université, et l'ai utilisée pendant les quatre premières années. Ensuite, au cours de mon doctorat, à partir de 1972, ma spécialisation ne demandait pas des calculs complexes, et les quelques opérations à effectuer se faisaient classiquement, à la main sur une feuille de papier. L'ordinateur individuel était encore bien loin. Il n'y avait qu'un seul ordinateur pour toute l'université, à l'endroit appelé "centre de calcul". Chaque service y achetait ses minutes d'utilisation de l'ordinateur et y introduisait ses fiches perforées, une partie d'entre elles comprenant le programme et les autres, les données. Les résultats sortaient sous forme de caractères alpha-numériques, sur d'immenses feuilles perforées imprimées avec un bruit de crécelle. Dans notre service, seule la cristallographe y avait accès pour l'analyse de structures moléculaires complexes, pour lesquelles elle encodait les résultats de ses spectres de diffraction de rayons X par les cristaux de la molécule étudiée. Elle était notre Rosalind Franklin. 

  2. En seconde année de Chimie, nous avions des séances de laboratoire qui requiéraient une grande précision de calcul. C'était vers 1970. Pas encore de calculatrices de poche. Nous travaillions par groupe de 4, et chaque groupe recevait une Curta, qu'il rendait à la fin de chaque séance de laboratoire. Introduire le nombre de départ à l'aide des curseurs, additionner, soustraire, multiplier, diviser en faisant tourner la petite manivelle dans un sens ou dans l'autre, parfois en ayant d'abord tiré dessus pour certaines opérations. Avec un peu d'habitude, nous manipulions la Curta à toute vitesse. Nous recommencions toujours l'opération une seconde fois pour vérifier que nous n'avions pas fait de fausse manoeuvre. C'était un objet fabuleux. D'ailleurs, aujourd'hui, pour s'en procurer une, les collectionneurs doivent pouvoir y mettre le prix.  

  3. Dans les années 70, les calculatrices de poche programmables étaient encore très honéreuses, et je n'avais pas les moyens de m'en payer une. La toute première que je me suis procurée, alors que je travaillais déjà dans la recherche pharmaceutique, était cette HP-41CV, en 1982. C'était une machine extraordinaire. À tel point qu'un club mondial s'est formé, d'utilisateurs de la HP-41C. On pouvait en lire les publications dans une revue récente qui s'appelait "L'Ordinateur Individuel". Il y avait même moyen de pénétrer dans les registres internes de la machine, et ainsi de déplacer le pointeur du programme, ce qui permettait de créer des centaines de nouvelles fonctions. Ainsi, la fonction GTO ("Go to") qui permettait de sauter directement vers une ligne éloignée du programme, que ce soit en avançant ou en reculant, était constituée de deux octets, suivis de deux autres octets indiquant le numéro de ligne vers laquelle il fallait sauter. L'accès aux registres internes permettait par exemple de positionner le pointeur sur le deuxième octet de la fonction GTO, ce qui, en choississant habilement les octets suivants permettait de créer une nouvelle fonction, non prévue par le fabriquant. C'est grâce à cette petite merveille que j'ai vraiment compris la programmation, car le langage était très proche de l'assembleur, et on pouvait agir jusqu'au niveau du bit. Ça permettait réellement de comprendre ce qui se passait au niveau du microprocesseur. Le reste devenait un jeu d'enfant. Pour le plaisir, j'y avais programmé un jeu de Master Mind à l'aide d'un nombre à 6 chiffres créé par la machine, dans un processus pseudo-aléatoire, où j'utilisais les décimales de π. Chaque chiffre remplaçait une couleur du jeu clasique. Quand la machine était prête, j'effectuais un premier essai en entrant un premier nombre de 6 chiffres, et la machine m'indiquait combien il y avait de chiffres bien ou mal placés. Et ainsi de suite jusqu'à trouver le bon nombre. Pour garder une trace des résultats de chaque essai, trace nécessaire à la réflexion, la machine imprimait les résultats de chaque essai sur une petite imprimante qui y était reliée, puisque la HP-41C permettait d'y interfacer jusqu'à 4 modules.
    J'ai conservé et utilisé cette calculatrice jusqu'en 2016, quand elle a finalement rendu l'âme. Grâce à la notation polonaise inversée, elle permettait de calculer très rapidement. Un jour, dans les années 90, je me rendais en train à Londres avec mon boss. Il sort son ordinateur portable (c'était les débuts) et je sors ma 41CV. Il se marre en la voyant. « It's a dinosaur, Marc ! ». Un dinosaure peut être, mais elle calcule vite. Moi, j'utilise Excel, me répond-il. Je lui demande de m'écrire une formule complexe. Il m'en écrit une dans laquelle il introduit des quotients, des logarithmes népériens, des fonctions trigonométriques et des exponentielles, en terminant par mettre tout ça sous une racine septième. On fait un concours de rapidité, lui avec Excel, moi avec ma HP-41CV. Il était encore à se demander comment il allait placer les parenthèses, que j'avais déjà obtenu le résultat. Il était médusé. Il a quand même tenu à faire l'exercice avec Excel pour vérifier. Dix minutes plus tard, il devait avouer que mon calcul était correct.