(Détails du concert sous la vidéo)
DOUCEUR, SOURIRE ET HUMANITÉ
C'était donc ce mercredi 13 juin 2018 à l'Olympia. J'assistais pour la 4ème fois à un concert de Joan Baez. Une fois dans les années '70, et trois fois au cours de ces 8 dernières années.
Nous arrivons bien à l'avance, mais la file est déjà longue. Et je pénètre pour la toute première fois dans cette salle mythique de l'Olympia. Joan Baez y donne 8 représentations, pour sa toute dernière tournée, qu'elle a intitulée "Fare Thee Well" (Au revoir, portez-vous bien). Cette session parisienne est un tel succès que déjà, 5 autres dates sont retenues en février 2019.
La salle se remplit. Elle sera comble. Les lumières s'éteignent. La scène est éclairée d'un bleu tamisé.
Elle entre seule, côté jardin. Le public l'applaudit. Le public composé de beaucoup de cheveux gris, mais aussi d'un bon nombre de trentenaires et quadragénaires.
Elle est vêtue sobrement, d'un jeans gris, d'un chemisier lie-de-vin, et ... pieds nus. Elle nous salue en français, saisit sa guitare acoustique, et commence, seule en scène. Elle interprétera des chansons anciennes, de son répertoire habituel, de gens qu'elle aime. Dylan, bien sûr, dont elle interprétera 5 chansons, mais aussi Lennon, Brassens, la Chilienne Violeta Parra, et son grand ami Paul Simon. Des chants traditionnels de la folk music aussi, sans oublier les deux grands précurseurs que sont Woody Guthrie et son propre mentor Pete Seeger .
Certains, qui ne l'ont plus entendue depuis le temps où elle était l'égérie de la folk music, et la compagne de route de Martin Luther King, trouveront peut être que sa voix n'a plus la pureté cristalline de la soprano qu'elle était alors. Mais moi, qui l'ai vue déjà deux fois récemment, je trouve qu'elle est particulièrement en forme, souriante, manifestement heureuse d'être là, et que sa voix est encore très claire, malgré ses 77 printemps.
Elle nous demande de sourire, car ce soir, le concert est filmé dans son intégralité par ARTE, et est diffusé sur leur site (voir le lien en fin de texte).
Seule en scène donc, elle entame avec "Don't Think Twice, It's All Right", une première chanson de Dylan bien connue. L'histoire d'un couple désuni, dans laquelle l'un dit à l'autre que le temps a passé, et qu'il ne faut plus y penser. On pourrait croire que la chanson évoque la fin de l'idylle entre Bob Dylan et Joan Baez, elle qui, alors qu'elle était déjà très connue, l'a fait découvrir lui aux fans de folk song, au festival de Newport, organisé par Pete Seeger. Il n'en est rien cependant. Dylan composa cette chanson longtemps avant sa rupture avec Joan Baez.
Elle poursuit avec "God is God", sa profession de foi, de sa composition. Puis, toujours seule en scène, elle enchaîne avec une de ses chansons les plus connues, mais que je l'entend chanter pour la première fois en public: "Farewell Angelina", une autre chanson de Dylan, qu'il n'a jamais chantée lui-même, si ce n'est une seule prise en studio, qu'on retrouve sur les Bootleg Series 1-3. Dylan s'est immédiatement rendu compte que sa voix ne pouvait s'adapter à cette chanson, au contraire de celle cristalline de Joan Baez. C'est donc elle qui la créera. Elle deviendra l'une de ses chansons les plus connues et la chanson éponyme d'un de ses albums. "Farewell ... I must go where it's quiet". Un premier Au Revoir au public ? Peut être. Mais il y en aura d'autres plus tard. Bien plus actuels. Bien plus profonds.
Comme à l'accoutumée, elle travaille avec deux guitares identiques, et la jeune fille qui les accorde pratiquement entre chaque chanson, vient lui apporter la seconde, tandis que son "big band", comme elle dit, monte sur scène. Ils sont deux en tout et pour tout. Le multi-instrumentiste Dirk Powell à sa droite (guitare, banjo, mandoline, basse, piano), et son propre fils, le percussionniste Gabriel Harris, à sa gauche. Gabriel est de toutes ses tournées. Il est le fils qu'elle a eu avec le militant pacifiste David Harris. Au moment du festival de Woodstock, elle était enceinte de Gabriel, tandis que David était emprisonné en tant qu'objecteur à la conscription pour la guerre du Vietnam.
Pour certaines chansons, elle sera également accompagnée au chant, par une autre jeune-fille, Grace Stumberg.
La chanson suivante est "Whistle Down The Wind", la chanson titre de son dernier album, composée par Tom Waits. Comme pour toute les chansons qu'elle interprétera de son dernier album, elle en donne au public, un résumé en français. Le monde est en feu, la route est plus mouillée que la mer, il est des endroits où les gens ne dorment jamais, je vais prendre le prochain train pour aller siffler avec le vent. Elle n'en donne toutefois pas la clé d'interprétation. La chanson de Tom Waits est assez cryptique. "I will take the Marley Bone Coach and be whistlin' down the wind". La route qui séparait Marley Bone de la Cité de Londres, n'était que de quelques miles mais était sinueuse et boueuse et la diligence était très lente à la parcourir. Il semble qu'il s'agisse là d'une métaphore de Waits exprimant le départ du tumulte du monde pour se diriger lentement vers sa propre tombe. Un deuxième message d'adieu.
Elle continue avec une autre chanson de son dernier album "Silver Blade", de Josh Ritter, racontant l'amour tumultueux entre un riche chevalier et une jeune fille, qui se termine dans un bain de sang. Elle s'en amuse en disant qu'elle aime bien cette chanson, elle, la reine de la non-violence.
Elle fait ensuite participer le public, avec une troisième chanson de Dylan, encore une très connue, une belle mélodie. Mais une chanson toute en désillusions. L'amour, la guerre, la rupture, la défaite. "It's All Over Now, Baby Blue".
Chaque soir, dit-elle, nous chantons une chanson pour tous les migrants et les réfugiés du monde. Elle a choisi une chanson d'un des grands pionniers de la folk music, Woody Guthrie, qui, en 1948, fut interpellé par le sort des déportés mexicains, suite au crash d'un avion ramenant 28 d'entre eux au Mexique. On les avait fait venir, avec beaucoup d'autres, en Californie pendant la guerre, pour palier au manque de main d'oeuvre dans les champs et les vergers. On leur avait versé un maigre salaire, et maintenant qu'ils n'étaient plus utiles, on les renvoyait au Mexique. "Deportees".
Elle enchaîne avec une chanson en français. Elle a choisi "l'Auvergnat" de Brassens. La chanson d'un homme mangeant de la vache enragée (Brassens lui-même à ses débuts) remerciant ceux qui l'ont aidé et hébergé. Le public est ravi et en redemande. Pas sûr que tout le monde ait pensé à ce moment, au "délit de solidarité", tellement d'actualité.
Et puis vient une chanson de sa composition. Sans doute la plus belle qu'elle ait écrite. "Diamonds and Rust". Composée en 1975, elle raconte l'appel téléphonique inattendu d'un ancien amant, depuis une cabine du midwest. Les souvenirs qui remontent à la surface lui apporte à l'esprit autant de rouille que de diamants. De l'aveu de Joan Baez elle-même, elle évoque ici sa rupture avec Bob Dylan. Dans son interprétation, elle change une phrase par rapport au texte original: "Ten years ago I bought you some cufflinks" devient "Fifty years ago I bought you some cufflinks".
Vient alors une chanson entraînante, plus blues rock que folk, "Me And Bobby McGee" de Kris Kristofferson, qui a connu de nombreuses reprises et adaptations, la plus célèbre étant celle de Janis Joplin, enregistrée la veille de sa mort, en 1970. Tout le groupe est sur scène, et au chant, Grace Stumberg se paie sa large part du gâteau et partage la vedette avec Joan Baez.
Puis, restée seule en scène avec son fils au tambourin, elle entame une autre chanson de son dernier album "Another World", d'Antony and the Johnsons. Chanson très mélancolique qui dit que le monde ne peut plus lui convenir et qu'elle en a besoin d'un autre où vivre en paix et enfin réaliser ses rêves. Mais la nature, la mer, le neige, les oiseaux, les arbres, le vent me manqueront. Et vous aussi. C'est un autre Au Revoir. Je la trouve superbe, je lui trouve des accents indiens, sans doute à cause de la façon dont elle tambourine sur sa guitare. Sur l'album, elle est créditée à Anohni. Antony devenu Anohni est le premier transgenre à avoir été crédité d'un Grammy Award.
A nouveau seule, sur une scène obscure, avec juste un peu de lumière blanche sur elle, elle annonce que la chanson suivante, elle la dédie à tous les écoliers et étudiants américains qui militent actuellement pour la suppression des armes à feu dans les écoles. Ils doivent affronter la National Rifle Association (l'association américaine des armes à feu) "qui est gigantesque et horrible". Mais leur mouvement s'amplifie et est totalement apolitique, et "peut être, ils ont une bonne chance de réussir". Pour les soutenir, elle entonne "The Times They Are Changing" de Dylan. Puisse cette chanson être cette fois prophétique. En tous cas plus qu'elle ne l'a été dans les années 60.
Toujours seule, juste éclairée de la poursuite, elle raconte l'histoire du jeune suprémaciste blanc Dylann Roof qui, en 2015, tua 9 paroissiens noirs dans une église de Caroline du Sud. Quelques jours plus tard, le Président Obama se rend sur les lieux, mais devant un tel massacre inepte, il ne trouve pas les mots mais prend le micro pour chanter "Amazing Grace". "The President Sang Amazing Grace" est une autre chanson de son dernier album, composée par Zoe Mulford.
"Il n'était pas parfait, mais c'était un président" conclut-elle. "Maintenant nous n'avons rien. Rien que de la destruction".
"Mais essayons d'oublier cet homme au moins 5 minutes par jour. Pour cela, je vais vous chanter une chanson que je chantais déjà avant Woodstock, à Woodstock, après Woodstock, et aujourd'hui ici à Paris":
"Joe Hill" est une chanson devenue traditionnelle, composée en 1938 par Alfred Hayes. Elle raconte la condamnation et l'exécution, dans l'Utah, d'un jeune syndicaliste venu de Suède. Deux personnes avaient été tuées par balle le jour même où Joe Hill se présente dans un hôpital, lui aussi blessé par balle. Il maintiendra qu'il s'agissait d'une dispute amoureuse, non liée avec le double assassinat. Rien n'y fera, il sera condamné à mort, malgré la pression de l'opinion publique face à l'absence de preuves. Aujourd'hui, avec les nouvelles lois, l'état de l'Utah reconnaît lui-même que Joe Hill n'aurait jamais été condamné sur base de présomptions aussi faibles. L'histoire de Joe Hill a fait l'objet de plusieurs récits, et du magnifique film du Suédois Bo Winderberg, en 1970.
La chanson suivante est encore de Bob Dylan: "Seven Curses" (les 7 malédictions). Elle date de 1963 et est peu connue, car Dylan ne l'a chantée que deux ou trois fois. Elle figure cependant aussi sur les Bootleg Series 1-3. Il s'agit d'une très vieille histoire populaire dans laquelle un homme est condamné à être pendu pour avoir volé un étalon. Sa fille s'adresse au juge pour tenter de sauver son père. Le juge cruel et corrompu lui propose un marché: passer la nuit avec lui pour que le père échappe à la potence. Après avoir cédé, elle s'aperçoit au petit matin que le juge n'a pas tenu parole et que son père a déjà été pendu. Sept malédictions s'abattent alors sur le juge. Il s'agit là d'une chanson directement tirée du folklore, dénonçant la corruption des puissants. Il en existe de nombreuses variantes. La plus proche étant celle de Judy Collins, Anathea, aussi écrite en 1963, dans laquelle le frère remplace le père, mais dans laquelle le motif de la condamnation est aussi le vol d'un étalon. "Gallows Pole" de Led Zeppelin est une version un peu différente de la même histoire. Il semble que cette histoire remonte d'ailleurs au moins à William Shakespeare, puisqu'il décrit aussi la corruption et la cruauté du vilain juge dans "Measure for measure" en 1604.
Suit alors une chanson beaucoup plus connue du folksong traditionnel: "The House Of The Rising Sun" dont les origines sont inconnues. Joan Baez la chante dès 1960. Dylan la reprendra en 1963, mais la version la plus connue, qui l'immortalisera, sera bien sûr celle des Animals en 1964. L'expression "Rising Sun" est utilisée depuis longtemps, déjà en Angleterre, pour désigner les maisons closes. Il s'agit en tout cas ici d'un lieu de perdition. Et selon qu'elle est chantée par une femme ou un homme, le narrateur est une personne perdue, soit en tant que prostituée, soit en tant que client du lieu, qui est un bordel ou un tripot. On n'est donc pas du tout dans l'idée du pénitencier de la version française. Toutefois, il semble que le narrateur finisse quand même au pénitencier, puisqu'il retourne à la Nouvelle Orléans "to swing that ball and chain" (le boulet au pied).
"Je vais maintenant vous chanter une chanson que j'ai apprise quand j'étais adolescente. Mes parents m'ont amené écouter Pete Seeger. Il est devenu extrêmement important pour moi. Je ne le connaissais pas, et je ne savais pas alors que j'allais faire partie de sa vie, de toute sa vie, avec sa politique, son courage, ses protestations, sa musique, son banjo. Et la première chanson que j'ai apprise de lui est la suivante. Elle s'appelle Darling Corey".
Joan Baez se devait de rendre hommage à son mentor. Mais elle ne choisit pas "We Shall Overcome", chanson ultra-célèbre de Pete Seeger, dont elle allait faire l'hymne de la quête des droits civiques des Noirs américains. Elle choisit donc ici la première chanson qu'il lui a apprise. Egalement une très vieille chanson traditionnelle du folklore anglo-saxon, datant du début du XXème siècle, et racontant le sort d'une femme, Darling Corey, vivant dans la montagne où elle fabrique illégalement sa propre gnôle. Jusqu'au jour où les agents fédéraux débarquent.
Là, on est au coeur de la folk music la plus pure. L'équipe est au complet sur scène. Dirk Powell au banjo, bien sûr. C'est inévitable pour interpréter du Pete Seeger. Grace Stumberg et Joan Baez chantent en duo. Gabriel Harris se livre à un long solo de percussion qui électrise la salle. Ça chauffe nettement, on se dirige vers le final.
Et de fait, elle annonce sa dernière chanson, et invite le public à participer. Comme c'est devenu son habitude depuis quelques années, elle interprète une ou plusieurs chansons en espagnol. Ce sera "Gracias A La Vida" (merci à la vie qui m'a tout donné) de la chanteuse chilienne Violeta Parra.
Le public se lève pour applaudir. Ils s'enlacent tous les cinq pour saluer puis ressortent tous côté jardin. Ils reviennent rapidement pour un premier rappel:
Imagine qu'il n'y ait pas de paradis, mais juste le ciel, pas de pays non plus, pas de religion, aucun combat pour mourir ou pour vaincre, plus de propriété, plus d'envieux, plus de faim ... J'espère qu'un jour nous serons rassemblés dans un seul monde où nous vivrons au jour le jour. Dirk Powell est au piano comme il se doit pour cette chanson d'espoir de John Lennon. Ce monde uni de Lennon, on l'attend depuis 1971, et malheureusement, on n'en prend pas la direction.
Elle enchaîne immédiatement avec "The Boxer", la chanson de son grand ami Paul Simon, qu'ils ont chanté ensemble à l'occasion de la fête des 75 ans de Joan Baez, en janvier 2016. Une phrase de la chanson résume très bien son état d'esprit: "The fire still remains".
Nouvelle sortie, et la salle entière entonne debout "Here's To You". elle revient pour un second rappel, une feuille à la main, et sourit amusée. "Patience, patience" dit-elle en français au public chantant toujours.
Dernier moment d'engagement: comme c'est devenu une habitude à chaque fois qu'elle se produit en France ou en Belgique, elle chante "Le Temps Des Cerises", juste accompagnée au piano. Cette chanson est un chant révolutionnaire associé à la Commune de Paris de 1871, écrit par Jean-Baptiste Clément, lui-même communard et membre du Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire. Il est enterré au Père Lachaise parmi les anciens secrétaire généraux du PCF, juste en face du mur des fusillés de la commune.
Puis, sans interruption, elle démarre "Here's To You", chanson dont elle a écrit les paroles, et dont la musique est bien sûr d'Ennio Morricone, pour le film "Sacco e Vanzetti" de Giuliano Montaldo, en 1971. Le film retrace la condamnation pour meurtre et l'exécution de deux anarchistes américains d'origine italienne, dans les années 20. Ils étaient soupçonnés d'être les auteurs d'un hold-up sanglant malgré l'absence de preuve. La communauté mondiale s'en est émue et on a manifesté dans beaucoup d'endroits pour tenter d'empêcher l'exécution. Sans succès. Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti ont finalement été réhabilités en 1977.
Toute la salle, restée debout, chante avec Joan Baez. Il faut dire que les paroles sont assez faciles à retenir puisqu'elles ne sont composées que de 4 vers, répétés inlassablement:
"Here's to you, Nicola and Bart
Rest forever here in our hearts
The last and final moment is yours
That agony is your triumph."
Et enfin, dans un troisième et dernier rappel, le traditionnel negro spirituals "Sweet Low, Sweet Chariot" écrit au XIXe siècle par l'esclave indien affranchi Wallace Willis. Elle termine a capella cette dernière chanson, qui sonne encore comme un chant de départ:
"If you get there before I do
Coming for to carry me home
Tell all my friends I'm coming too
Coming for to carry me home"
Elle termine avec un grand sourire, un signe et un dernier remerciement au public, manifestement ravie de la communication entre elle et nous. Et dans un dernier sourire, elle dit de façon énigmatique "À la prochaine".
Noir. C'est fini.
C'était un moment magnifique plein de grâce et d'humanité. On sent chez Joan Baez un immense respect pour son équipe et pour son public. En sortant, je ne peux m'empêcher d'y aller de ma petite larme.
Les photos du concert sont regroupées dans un album Flickr d'ARTE