Un cycle consacré à Chantal Akerman, féministe de la première heure et cinéaste essentielle de la modernité européenne. Un cinéma militant et profondément personnel, parcouru par les thématiques de l’identité féminine et homosexuelle, et la volonté de renouer avec l’héritage familial juif de la réalisatrice. 6 films à découvrir qui mettent à l’honneur la féminité, souvent marginalisée chez Akerman, de la ménagère solitaire (Jeanne Dielman 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles) à la cinéaste lesbienne (Je, tu, il, elle).
Viennent ensuite trois court-métrages sur Chantal Akerman et son oeuvre
( Pour voir les films, cliquer sur les images )
1974
Filmée dans sa vie quotidienne, une jeune fille passe de la claustration à l'errance, puis à l'étreinte amoureuse de son amie... L’influence de l’oeuvre de Chantal Akerman, cinéaste unique disparue trop tôt en 2015, se mesure dès ce premier long métrage, d’une force aussi radicale qu’intime.
Une jeune fille seule dans sa chambre, en proie à la mélancolie amoureuse. Elle déplace, puis sort les rares meubles, à l’exception de son matelas, qui voyage avec elle un peu partout dans la pièce. Peu à peu, elle se dépouille aussi de ses vêtements, avale du sucre en poudre, écrit une lettre, sur trois feuilles puis sur six. Dehors, la neige tombe, puis fond et la jeune fille sort. Un camionneur la prend en stop, lui permettant de rejoindre la femme qu’elle aime…
Audace et liberté
Artiste à part, inspiratrice et pionnière de la modernité au cinéma, Chantal Akerman n’a que 24 ans, en 1974, lorsqu’elle réalise cet audacieux et radical premier long métrage en totale liberté. Influencée par le cinéma expérimental de Michael Snow ou de Jonas Mekas, découvert au cours de ses années new-yorkaises, la jeune cinéaste belge crée dans un dispositif minimaliste une forme d’autofiction qui contient en germe beaucoup de son œuvre à venir. Les motifs de l’enfermement, repris dès l’année suivante dans son chef-d’œuvre Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles, ou plus tard dans La captive, puis du voyage, voire de l’errance, au cœur de ses échappées documentaires (D’Est, Sud, De l’autre côté) comme de ses fictions (Les rendez-vous d’Anna), sont abordés dans Je, tu, il, elle par un travail novateur sur le cadre, le son et la lumière qui découpe l’espace et dilate le temps. Cinéaste de partout et de nulle part, Chantal Akerman donne pourtant une sonorité américaine à la rencontre avec le camionneur incarné par un tout jeune Niels Arestrup, que ce soient par les programmes télévisés dans les restoroutes en Belgique, la radio écoutée dans le camion, tous en langue anglaise, ou par un plan d’enchevêtrement autoroutier rappelant les États-Unis. Jouant elle-même le rôle de la jeune fille, la réalisatrice est tour à tour silencieuse, attentive à l'autre – elle dont le cinéma est celui de l’altérité et de l’intime –, puis saisie d'une fougue presque adolescente, en un sidérant ballet de corps féminins filmés frontalement comme on ne l’avait encore jamais vu. Petite silhouette tendre et sauvage, parfois burlesque dans son imperméable en vinyle, Chantal Akerman y est inoubliable.
1975
Trois jours de la vie d'une femme au foyer qui se livre à des tâches ménagères et se prostitue à domicile. Avant le dérèglement final... Avant-gardiste et féministe, une oeuvre d'une audace folle signée Chantal Akerman, élue meilleur film de tous les temps en 2022 par la revue britannique "Sight and Sound". Avec la sublime Delphine Seyrig.
Dans un modeste appartement bruxellois, une veuve, mère d’un adolescent, enchaîne du matin au soir des tâches ménagères ritualisées à l’extrême avec une régularité de métronome. Dans une même routine, elle reçoit des messieurs en fin d’après-midi, garde sans le regarder le bébé d’une voisine ou lit à son fils les lettres de sa sœur exilée au Canada. Mais la mécanique bien rodée, presque filmée en temps réel, soudain se dérègle…
Soixante-douze heures de la vie d’une femme
Au mitan des années 1970, Chantal Akerman n’a que 25 ans, quand elle entreprend avec une audace folle de filmer, en une succession de beaux plans fixes, trois jours du quotidien d’une ménagère presque à la manière d’une caméra cachée, soit soixante-douze heures de la vie d’une femme, restituées en trois heures vingt minutes : du jamais vu au cinéma. Pliage cérémoniel des vêtements, couture d’un bouton, épluchage de légumes ou préparation d’escalopes panées… : le rythme et les gestes de cette veuve n’ont, devine-t-on, pas dû changer avec la mort de son mari, perpétuant une condition envers et avant tout. Les très lapidaires échanges avec son fils s’inscrivent dans la même répétition, malgré une sortie de route impromptue, quand l’adolescent, de son canapé-lit, interroge subitement sa mère sur sa sexualité avec son père. Dans cette "vie bardée contre le hasard", selon les mots de la cinéaste belge, l’angoisse pénètre par effraction à travers les fissures de l’organisation quasi carcérale. Si la radicale cinéaste belge se défend d’avoir réalisé, avec cette autre anatomie d’une chute, un film à thèse, elle dit s’être inspirée d’images de son enfance, dont celles de ses mère et tantes, "femmes de dos, penchées, portant des paquets…" Avec une Delphine Seyrig à contre-emploi, dont la présence souveraine, en blouse ou paletot, illumine ce journal d’une femme d’intérieur, ce chef-d’œuvre féministe et avant-gardiste, monument dont le titre a longtemps valu passeport secret à la cinéphilie mondiale, a été élu meilleur film de tous les temps en 2022 par Sight and Sound, la revue du British Film Institute.
1980
De l'Allemagne à la France, le voyage et les rencontres d'une jeune cinéaste errante (Aurore Clément), alter ego de Chantal Akerman. Un film beau et grave sur la solitude et l'absence, hanté par la Shoah.
Jeune cinéaste parcourant l'Europe en train pour présenter son dernier film, Anna arrive à Essen, en Allemagne de l'Ouest, où une chambre a été retenue pour elle. Le soir, elle se laisse embrasser par Heinich, qui l'a accueillie à la projection, et l'invite dans sa chambre pour finalement se refuser à lui. Mais en le raccompagnant à la réception, elle accepte son invitation à fêter avec lui le lendemain l'anniversaire de sa petite fille. Plus tard, la voici à Cologne, où l'attend Ida, une amie de sa mère. Puis à la demande de cette dernière, elle s'arrête à Bruxelles, pour se rendre avec elle dans un hôtel proche de la gare et y passer la nuit. Revenue à Paris, où elle vit, Anna retrouve un amant, Daniel, qui est venu l’attendre gare du Nord…
La fugitive
Enserrant son héroïne et alter ego dans une succession de poignants plans larges, au fil de quais de gares, de couloirs d'hôtels déserts et de chambres anonymes, Chantal Akerman peint à travers elle l'image d'un monde glacé, hanté par le désespoir et le vide, rythmé par le va-et-vient et le halètement des trains. Cette Europe qui se plaint de la crise porte en elle la dévastation de la Shoah, survenue trente ans plus tôt, mais prétend pouvoir l'oublier, contrairement à la cinéaste dont une grande partie de la famille maternelle a disparu dans les camps. Un peu comme dans un tableau d'Edward Hopper, même si la couleur est ici indéniablement seventies, les lieux dépeuplés prennent vie grâce à la présence de la jeune femme, et l'œil à la fois pénétrant, grave et triste qu'elle pose sur ce(ux) qui l'entoure. Au fil de "rendez-vous" qui semblent dictés par le hasard avec des êtres perdus ou malheureux, seule Anna, qui écoute plus qu'elle ne parle mais se livre par bribes, semble assumer son errance et sa liberté, ce que certains, comme Ida, lui reprochent. À l'opposé d'une vision froide et clinique, une émotion constante irrigue ce film profond et beau sur la solitude. Elle culmine dans l'intimité des retrouvailles avec la mère (Lea Massari, superbe et déchirante apparition) et de la chanson de Piaf ("Les amants d'un jour") qu'Anna chante à Daniel, dans une autre chambre d'hôtel.
1986
Chantal Akerman met en chansons les chassés-croisés amoureux d’une poignée de personnages dans le huis clos d’une galerie marchande. Avec une distribution de choix (Delphine Seyrig, Lio, Charles Denner...), une comédie musicale pétillante, dont l’apparente joie polychrome est teintée de mélancolie.
Dans la galerie marchande de la Toison d’or, Sylvie, la patronne du bistrot, attend fébrilement les lettres de l’homme qu’elle chérit, parti faire fortune au Canada. De l’autre côté de l’allée, Jeanne Schwartz, qui tient avec son mari une boutique de prêt-à-porter, voit resurgir du passé Eli, un ancien GI qu’elle a aimé. Son fils Robert, employé au magasin, brûle de désir pour Lili, la gérante du salon de coiffure, qui entretient une liaison intéressée avec M. Jean, un homme d’affaires véreux qu’elle rend fou. Obsédé par le mantra "s’agrandir ou mourir", M. Schwartz rêve, lui, de se débarrasser de la belle délurée et presse son fils d’épouser une femme convenable. Le prenant au mot, Robert, sur un coup de tête, demande la main de Mado, une petite coiffeuse dont il fait secrètement battre le cœur…
Charme kitsch
Dans l’univers cloisonné de cette galerie souterraine, les élans, les trahisons et les renoncements amoureux se bousculent à un rythme échevelé, aussitôt commentés par le chœur des shampouineuses effrontées et son pendant masculin de garçons oisifs, accoudés au comptoir de l’attachante Myriam Boyer. Les numéros chantés, pour lesquels Chantal Akerman s’est improvisée parolière, se déploient dans un tourbillon coloré de jupes satinées et de permanentes moutonnées au charme délicieusement kitsch. Mais le bonheur procuré par ce spectacle "demyesque" impeccablement chorégraphié doit aussi beaucoup au casting exquis réuni par la cinéaste belge. On y croise, outre la drolatique Fanny Cottençon et la classe américaine de John Berry, une toute jeune Lio – qui, étonnamment, ne chante pas – en fiancée naïve et, surtout, un duo de voix légendaires : Delphine Seyrig (Jeanne, encore) et Charles Denner dans le rôle des époux Schwartz. Si la réalisatrice fait délibérément mousser le plaisir, cette comédie musicale "antiromantique", telle qu'elle l’a qualifiée, où les sentiments vont et viennent au même titre que les affaires, laisse néanmoins éclater des bulles d’émotion et de gravité : l’ombre d’Auschwitz, la nostalgie du passé, la crise économique et la condition des femmes, en représentation forcée derrière leurs vitrines, affleurent dans ce tableau miniature d’une époque bigarrée. Formidable pas de côté dans la filmographie de Chantal Akerman, un bonbon au goût subtilement acidulé, à savourer en version restaurée.
2000
Simon vit avec Ariane. Amoureux et jaloux, il la fait surveiller... Dans cette brillante interprétation de "La prisonnière" de Marcel Proust, Chantal Akerman fait le portrait d’un amour malheureux situé entre le mensonge et la jalousie. Avec Sylvie Testud, Stanislas Merhar et Aurore Clément.
Simon a pour maîtresse Ariane avec qui il partage son appartement. Il aimerait bien l’épouser mais le corps d’Ariane, bien que docile, lui reste étranger. Attaché par l’écriture et retenu par un asthme chronique, l’amant se tient enfermé chez lui tandis qu’Ariane passe son temps dehors, visite les musées, suit des cours de chant, sort à l’opéra, toujours accompagnée de son amie Andrée, que Simon soupçonne de cultiver des amours saphiques. Il suit Ariane dans ses déplacements, recoupe les informations, interroge ses amis, mais elle reste insaisissable…
Affres proustiennes
Comme l’annonce la première séquence, celle de jeunes filles en fleurs jouant sur la plage et filmées en Super-8, La captive recompose le couple de La prisonnière (Stanislas Merhar et Sylvie Testud) en intégrant au huis clos parisien des fragments issus des chapitres antérieurs de La recherche du temps perdu. La fréquentation des salons mondains est évacuée, pour mieux se concentrer sur le seul rapport amoureux. L’enfermement progressif du héros dans sa passion possessive et jalouse est exposé par le biais de plans lents qui montrent les filatures anxieuses de Simon au travers de dédales parisiens, mais aussi par la répétition de situations obsédantes, comme les mensonges d'Ariane, sources d'angoisse pour lui, et l’attention maniaque qu'il porte à l'emploi du temps de son amie. L’évolution des personnages – irrémédiablement distants – accroît l’impression d’asphyxie. La cinéaste transpose les scènes dans le monde d’aujourd’hui et recrée des circonstances inédites, comme la présence de la grand-mère tant aimée du jeune homme. Le corps gracile et évanescent de Sylvie Testud, bien qu’éloigné de la forte et brune Albertine du livre, en paraît la juste transposition. Simon n’aura de cesse de comprendre son âme et de déceler dans son corps endormi les désirs qui s’y cachent, adressés à d'autres que lui. Il cherche à élucider les liens qui réunissent les femmes autour du chant, de l’art ou de l’eau, autant d’éléments qui lui dérobent sa maîtresse. Les fantasmes d’Ariane ne trouveraient-ils d’issue que dans la seule complicité féminine ? Pourquoi alors refuse-t-elle les propositions de rupture qu’il lui adresse ? La vérité se dérobe et Simon perd pied.
2011
Une enfant métisse est envoyée dans un pensionnat pour apprendre les codes occidentaux, plongeant son père, qui exploite une mine, dans une détresse absolue... Avec Stanislas Merhar, une adaptation lyrique et radicale de Joseph Conrad par Chantal Akerman.
En Asie du Sud-Est, au bord d’un fleuve obscur et tumultueux, Almayer, un Européen qui exploite une mine, cherche de l’or en rêvant de fortune pour sa fille Nina qu’il adore. Un jour, un autre Occidental, le capitaine Lingard, lui annonce qu’il emmène l’enfant, fruit d’une relation avec une servante malaise, dans un pensionnat, afin qu’on lui inculque les modes de vie occidentaux. Mais à la mort du capitaine, la jeune femme qu’elle est devenue est renvoyée de l’institution. Traumatisée par cette éducation qui a nié son métissage, Nina retrouve son père, au bord du désespoir. Mais sa rencontre avec Daïn, petit chef de trafics en tout genre, la pousse bientôt à fuir avec lui dans la jungle.
Trouble identitaire
Adaptant le roman éponyme de Joseph Conrad, Chantal Akerman nous plonge dans les turpitudes de l’homme blanc déraciné, en proie à ses velléités d’exploitation. Dans l’incapacité de trouver l’or convoité comme de s'attacher l’amour de sa fille, Almayer sombre peu à peu dans la folie. Renonçant à sa blanchité, Nina, en quête d’amour et de liberté, s’émancipe de ses deux figures patriarcales tutélaires, Almayer et Lingard, et n’a d'autre choix que de fuguer. La cinéaste installe un dispositif de mise en scène abstrait et ambitieux – récit déstructuré, narration polyphonique, lents travellings, jeux de lumière et longs plans-séquences –, et parvient ainsi à restituer toute l’intensité dramatique du livre. À la lisière du fantastique, ce film radical égare ses personnages dans leur trouble identitaire autant que dans un paradis perdu, la jungle incertaine, si présente à l’écran qu’on la croirait vivante, renforçant la sensation d'un douloureux exil.
2024
Golden Eighties, La Captive, Toute une nuit et bien d’autres… la ressortie en salles de nombreux films de Chantal Akerman, ainsi qu’une nouvelle exposition au Musée du jeu de Paume, nous permettent d’évoquer en longueur le travail de la cinéaste bruxelloise. En commençant avec Thierry Jousse par l’omniprésence de la musique dans ses films…
2024
La cinéaste belge Chantal Akerman (1950-2015) s'est illustrée tout au long de sa carrière par des oeuvres singulières et engagées, à commencer par "Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles", élu "meilleur film de tous les temps" par la critique en 2022.
À 25 sans seulement, Chantal Akerman signait un chef-d'œuvre : Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles. Féministe, ce film ovni, sorti en 1975, met en scène le quotidien ritualisé d'une femme au foyer et inscrit d’emblée la jeune cinéaste belge au panthéon de la cinéphilie. Un demi-siècle plus tard, le documentaire "Chantal Akerman Always on the Road" tente de saisir en quoi son œuvre expérimentale, innovante sur le fond comme sur la forme, a marqué les mémoires et influencé des générations d’artistes. Parmi d’autres, Lukas Dhont, le jeune réalisateur de Girl et Close, ou Jan Decorte, qui joue le fils de Delphine Seyrig dans Jeanne Dielman…, expliquent pourquoi elle les émeut encore et continue de les inspirer. Mais Chantal Akerman, qui a mis fin à ses jours en 2015, ne se résume pas, loin de là, à ce film monument. Ne cessant de se réinventer et bataillant pour mener à bien ses projets, l’artiste frondeuse a exploré tous les genres ou presque, de la comédie, y compris musicale, au documentaire. Photographe et plasticienne, elle est aussi l’auteure d’installations. Plongée dans le parcours d’une nomade surdouée.
2015
Au lendemain du décès soudain de Chantal Akerman en octobre 2015, la cinéaste Laetitia Masson lui envoyait, dans le cadre de Blow up, cette lettre posthume…