Nous allons parler ici d'un effet qui a été observé pour la première fois en 1999 par le Professeur Ron Naaman de l'Institut Weizmann de Tel Aviv, qui lie la chiralité (l'asymétrie) d'une molécule à une sélectivité du spin de ses électrons, spin qui sera d'une sorte ou de l'autre en fonction du fait que la molécule asymétrique est l'isomère gauche ou l'isomère droit, par rapport à l'image de l'une par rapport à l'autre dans un miroir. 

C'est effet est appelé Effet CISS (pour Chirality-Induced Spin Selectivity). Et si nous en parlons ici, c'est parce que depuis une dizaine d'années, et surtout depuis 2019, cet effet a provoqué un fort regain d'intérêt, en particulier pour la compréhension de l'apparition de l'asymétrie moléculaire chez les êtres vivants, laquelle pourrait s'avérer indispensable pour que la vie ait pu apparaître.

Mais avant cela, je vous renvoie à un autre article que j'ai rédigé sur ce site, expliquant en quoi consiste l'asymétrie des molécules. Une bonne compréhension de cette notion d'asymétrie est nécessaire pour la suite.

Les électrons ont deux propriétés essentielles. Ils sont bien sûr porteurs d'une charge négative, inverse de la charge positive des protons, situés dans les noyaux des atomes autour desquels les électrons gravitent (toutefois, la masse d'un électron est exptrêmement faible par rapport à celle d'un proton). Mais ils ont aussi une grandeur cantique, appelée « spin ». Ce spin, comme son nom le suggère, correspond à la rotation de l'électron sur lui-même, comme une toupie. Mais l'électron peut avoir un spin de deux valeurs, selon qu'il tourne dans le sens des aiguilles d'une montre (ce qu'on désigne aussi comme "spin up") ou dans le sens opposé aux aiguilles d'une montre ("spin down"). Des électrons de même spin se repoussent et donc s'éloignent l'un de l'autre, tandis que des électrons de spin opposé s'attire.

Ainsi toute liaison chimique au sein d'une molécule, est formée de l'apariement de deux électrons mis en commun par deux atomes voisins. Mais dans cet apariement, les deux électrons seront TOUJOURS de spin opposé. En principe donc, le spin électronique total d'une molécule est nul, mais divers cas se présentes où des électrons se déplacent sous forme libre, au sein de molécules, parfois sur de grandes distances.

Un premier cas paraît des plus évidents : c'est lorqu'on place une substance dans un champ électrique, entre les bornes d'un dipôle alimenté par un courant électrique. Cela crée une différence de potentiel qui feront se déplacer des électrons au travers des molécules de la substances, du pôlé négatif (riche en électrons) vers le pôle positif (pauvre en électrons). C'est par ce moyen qu'on a pu déterminer une sélectivité de spin électronique quand des molécules chirales sont placées dans le champ électrique, selon qu'on y place un énantiomère ou son image dans un miroir.

Un autre cas, fréquent en chimie, ce produit lorsque des molécules réagissent entre elles par une réaction d'oxydo-réduction. Une molécule à forte densité électronique réagissant avec une molécule à faible densité électronique, lui cédant ainsi des électrons. Ce transfert d'électrons d'une molécule à l'autre peut parfois se faire sur de longues distances, principalement dans les molécules biologiques, qui sont de très grande taille.

À de très rares exceptions près, toutes les molécules asymétriques des êtres vivants se retrouvent sous un seul de leurs énantiomères (main gauche ou main droite). et en outre, cette sélectivité est conservée à travers toutes les espèces, animales comme végétales.

Il se fait aussi que les molécules fondamentales de la vie comportent des structures hélicoïdales, elles-mêmes dues à l'asymétrie des éléments qui les structures (sucres formant le squelette de l'ADN et des ARN, acides aminés formant les protéines).

Or, il se fait qu'à l'état libre, les spins des électrons, qui sont en fait des moments angulaires, sont orientés dans des directions quelconques. Mais si les électrons, porteurs d'une charge négative, se meuvent dans une structure hélicoïdale, l'effet électromagnétique induit génère un champ magnétique au centre de l'hélice. Les moments angulaires, sous l'influence du champ magnétique deviennent des moments magnétiques qui vont s'aligner par rapport au champ, mais les uns parallèlement au champ magnétique, les autres anti-parallèlement, créant une différence d'énergie entre eux.


The CISS effect explained by Ron Naaman

Si dès lors, un champ éléctrique est appliqué au système, que ce soit en les soumettant à un champ électrique externe, ou que ce soit du aux champs internes existant dans la substance dus à l'existence de zones de polarisation dans la molécule, les électrons ayant le spin, et par conséquence le moment magnétique le plus stable, pourront plus facilement se déplacer du pole négatif vers le pole positif du champ électrique. La chiralité de ces structures hélicoïdales jouent donc le rôle de filtre de spin électronique. Et il est bien évident que si on refait l'expérence sur l'autre énantiomère de la biomolécule chirale, les hélices gauches deviennent droites, et les hélices droites deviennent gauche. Il s'en suit que le champ magnétique induit par le mouvement des charges négatives sera de sens inverse, que ce sera donc l'autre spin électronique qui aura l'énergie la plus stable, et que ce sera lui qui se déplacera plus aisément du pôle négatif vers le pôle positif du champ électrique. Une hélice gauche ou une hélice droite filtrerons donc des spins électroniques opposés.

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Bien qu'il demeure encore beaucoup de zones d'ombre autour de ce phénomène, il apparaît de plus en plus clairement que c'est cette sélectivité de spin qui permet aux molécules de la vie de communiquer entre elles de façon spécifique. Par exemple, lorsque l'ADN est amené à interagir avec des enzymes (qui sont des protéines) chargées de transcrire l'ADN en ARN, ou avec les enzymes chargées de réparer les erreurs lors de la réplication de l'ADN quand une cellule se divise en deux nouvelles cellules. Ce ne sont là que deux exemples d'interactions entre biomolécules, parmi des milliers d'autres.

Ceci apporte un début d'explication à la nature asymétrique des molécules de la vie, alors que cette asymétrie devrait, d'un point de vue thermodynamique, avoir un effet délétère, car l'ordre d'un tel système est forcément plus gand que la non symétrie, et au plus l'ordre (ce qu'on appelle l'entropie) est grand, au plus l'énergie libre du système est élevé, et donc au plus le système vivant devrait devenir instable.

Si joint, une revue en pdf résumant l'implication du CISS dans les fonctions biologiques, parue dans Annual Reviews of Biophysics, en 2022 . Il existe aussi un site dédié à cet effet. Le site permet aussi de visualiser toutes les conférences qui ont lieux entre experts internationaux discutant du sujet, pour ceux qui voudraient approfondir la question.